Le Phare n° 14 / mai-juillet 2013
Drumming déphasé
Par Roderic Mounir
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Habitué aux autoroutes techno, POL s'est confronté aux déphasages
de Steve Reich. Un quatuor de percussionnistes virtuoses l'a suivi dans
l'aventure.
Il se dit musicalement binaire et thématiquement
monomaniaque – « Mon sujet, c'est la fin du monde »,
nous assénait-il lors d'une rencontre en 2011 pour la
sortie de son deuxième album, Tension. Mais il convient
de lire entre les lignes, car Christophe Polese, alias POL,
a plus d'un tour dans son sac à pulsations. Sa production
solitaire, gravée sur CD dès Sinus en 2008 (après
une foule de remixes et collaborations en vingt années
d'activité), est moins taillée pour la piste de danse que
pour une écoute en immersion – « Idéalement la nuit
sur l'autoroute », confie-t-il en clin d'oeil implicite à
Autobahn de Kraftwerk. Hypnotique et trépidante, minérale
et pointilliste, la techno du Genevois recèle une
abondance de détails et de microvariations qui doivent
beaucoup à l'effet de répétition.
Curieux de tout, engagé corps et âme dans une activité
précaire mais vitale, POL avait naturellement la trempe
pour se coltiner un géant de la taille de Steve Reich. Le
Centre culturel suisse reprend, les 21 et 22 mai 2013,
une création jouée l'an dernier au Festival de La Bâtie à
Genève. Une réinterprétation de Drumming, classique
du compositeur américain influencé par les rythmes
africains, conçu l'année de la naissance de POL, en 1971.
La date est un hasard, pas le choix de l'oeuvre. « Je l'écoutais
il y a vingt ans, bien avant de m'initier à la musique
contemporaine et expérimentale. C'était une source
idéale de sampling, car en piochant au hasard, on pouvait
créer des boucles qui fonctionnaient. » Drumming
a eu le même impact sur Philippe Pellaud, programmateur
musique à La Bâtie et artiste électro sous le pseudo
de Kid Chocolat. « Lorsqu'il m'a proposé cette création,
j'en ai eu des sueurs froides. Impossible de refuser, mais
comment aborder une oeuvre aussi intouchable ? Plutôt
qu'une interprétation fidèle, j'ai retenu la méthode de
composition et l'instrumentation. » Celle-ci confronte
les sons synthétiques de POL à quatre percussionnistes
de l'ensemble contemporain Eklekto : Thierry Debons,
Damien Darioli, Maximilien Dazas et Alexandre Babel
(remplacé par Sébastien Cordier à Paris). Débute alors
un travail méticuleux sur la technique « reichienne »
du déphasage : un motif est joué en boucle par un groupe
de percussionnistes, l'un d'eux pouvant retirer une note
ici ou là. Lorsqu'un membre du quatuor accélère le tempo
et se détache du groupe, survient un chaos arythmique.
Jusqu'à ce que le perturbateur ne rejoigne le rang. POL
dit avoir opté pour des décalages « plus francs » que ceux
de Reich, afin de préserver le beat.
Plus qu'une interprétation
Pas question de retranscrire Drumming note à note. En
collaboration étroite avec Thierry Debons, premier prix
de virtuosité au Conservatoire de Genève, POL a sélectionné
les motifs les plus intéressants, retranscrits sur
informatique. Pas de réelle improvisation dans un tel
contexte, mais des signaux visuels pour enchaîner les
quatre phases de la pièce. Quatre bongos, puis deux
marimbas, rejoints par un glockenspiel. Et un final
franchement technoïde où POL, tapi derrière son laptop,
occupe toute sa place. Centrale dans son travail,
la notion de transe lui paraît commune à la musique
répétitive écrite et à la culture techno. « Je voulais perturber
le moins possible une oeuvre qui se suffit à ellemême.
Mon interprétation devait faire sens, au-delà
d'un simple kick calé sur Drumming. »
Défi relevé grâce à la disponibilité des percussionnistes
d'Eklekto. « Ils ne craignent pas les expériences
radicales. Malgré leur formation académique, ils ne sont
pas des puristes », salue celui qui avoue ne pas lire la
musique et disposer d'un vocabulaire musical « limité ».
Avec sa gouaille genevoise et sa modestie d'artisan, il décrit
une ambiance de travail enthousiasmante en compagnie
de professionnels accomplis : « Habitué à appuyer
sur le bouton d'une boîte à rythme fonctionnelle en tout
temps, j'ai eu la chance de collaborer avec ces musiciens
d'une précision infaillible. » Trois petits jours de répétition
in situ pour une performance livrée dans l'écrin
prestigieux du Studio Ansermet, retransmise en direct
sur les ondes de la RST Espace 2. « J'étais tendu comme
jamais, mais cette expérience m'a rassuré. » Et de relever
la mixité d'un parterre qui se révélera conquis.
« Personne n'est venu m'engueuler personnellement,
lâche POL dans un éclat de rire. Quelqu'un est tout de
même sorti en s'écriant "Où est Steve Reich ? C'est
inadmissible !" Je le comprends, car je peux être très
pointilleux avec mes artistes fétiches. »
Roderic Mounir est journaliste culturel pour Le Courrier
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